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Cristiana Sogno a commencé ce travail, Q. Aurelius Symmachus : A Political Biography, alors qu’elle est étudiante à l’Université de Yale (état de Connecticut) et l’a achevé en 2006 en tant que professeur « associée » à l’Université Cornell (état de New-York). Elle tente d’y reconstruire la carrière politique du « Dernier Romain », Quintus Aurelius Symmachus (340-402), à travers ses écrits. Ce livre, édité par l’Université du Michigan, est donc découpé en trois parties, non selon la chronologie, mais selon le genre utilisé par Symmaque : les Orationes ; puis, les Relationes ; et enfin, les Epistulae. Cette approche permet de connaître Symmaque tel qu’il apparaît dans son rôle d’ambassadeur, sa fonction de préteur urbain, et enfin dans ses ambitions et désirs politiques.

 Alors que s’ouvre ce livre, le jeune Symmaque vient tout juste d’être enrôlé au Sénat, suite à sa préture et sa questure (obtenus alors que son père est préfet urbain) : sa carrière est lancée sous de bons auspices, et ses amitiés (notamment celle d’Ausone) lui ouvrent les portes de la cour impériale. L’étude des Orationes, découvertes tard [1], et souvent délaissées des chercheurs qui leur préfèrent les Relationes et surtout, les Epistualae, forme la première partie du livre de Cristiana Sogno, présente un jeune sénateur ambitieux et éloquent, reconnu pour son éloquence et habile à cultiver les amitiés, et choisi pour cette raison à faire la laudatio de Valentinien Ier à l’occasion de son premier quinquennat de règne (369), bien qu’il ne connaisse pas cet empereur qui n’était jamais alors venu à Rome. Ce panégyrique est donc aussi élogieux qu’il est distant, s’attachant à faire de la biographie d’un inconnu la preuve de ses impériales qualités : c’est donc le soldat qui connaît les quatre coins de l’empire qui sera exalté. Qu’importe ! Cet encomium biographique plaît, et ce grand honneur est accordé une seconde fois au jeune ambassadeur, en 370. Cette fois-ci, c’est un empereur qu’il a rencontré et accompagné à la guerre qu’il loue pour ses vertus, mais aussi pour ses récentes actions, en particulier la défense des limes. Il profite même de sa présence à Trêves pour délivrer un second discours, en l’honneur de Gratien, le fils de Valentinien. Sa retenue devant le pouvoir, son attention à la liberté des sénateurs (par l’exécution du préteur Maxime, qui persécuta les sénateurs) sont mis au pinacle par notre sénateur, dont l’ambassade à la cour impériale est l’occasion d’exercer le rôle de médiateur entre les deux institutions les plus importantes de Rome. Il est difficile de mesurer la sincérité du rhéteur, qui n’hésitera pas à opposer l’obscurité du règne du père à la lumière de celui de son fils, à la mort de celui-là (375). Seule la vertu de verecundia, dont le sens peut difficilement être rendu en français, est vénérée par notre auteur de manière constante. En tout cas, l’exercice rhétorique lui vaut d’être reconnu jusqu’à Trêves, mais il n’est pas en reste à Rome, dans laquelle il prononce souvent des discours à l’adresse des Sénateurs [2] (le Pro Patre, Pro Trygetio, etc.). La consécration de son talent rhétorique aux yeux de ses pairs [3] est prouvée par la publication de ses Orationes, qui lui vaut bien des honneurs (par exemple, il sera choisi pour annoncer la victoire sur les barbares, privilège du préfet urbain, ce qu’il n’était pas encore en 379) : son renom rhétorique lui sert d’outil politique [4].

Le chapitre II, les Relationes, présente Symmaque en tant que préfet de Rome s’adressant à son empereur. En effet, à la fin du printemps de l’an 384, il est nommé à ce poste, le plus haut d’une carrière sénatoriale à l’époque, vraisemblablement en raison de son amitié avec le païen Prétextat qui vient tout juste d’être nommé préfet du prétoire [5]. Il est donc chargé du maintien de l’ordre public, du contrôle de l’enseignement et des bibliothèques, de l’organisation de l’état-civil, du contrôle des poids et mesures, de la direction des travaux publics, de l’organisation du ravitaillement. Sous ses ordres, il a  un millier de fonctionnaires, quatre mille policiers et pompiers, et même, depuis Constantin (331), tous les autres préfets ou curateurs. Dernier privilège, et non des moindres, il dirige la chancellerie sénatoriale et assure les communications entre le Sénat et l’empereur. C’est à ce titre qu’il écrit des rapports officiels [6] à l’usage de l’empereur, les relationes, les seules de ce genre qui nous soient parvenues, sans que l’on sache pour autant qui les a rassemblées [7]. La plupart d’entre elles nous montrent un homme occupé aux litiges des sénateurs, mais qui prend un temps considérable à les trancher, préférant demander à l’empereur de trancher plutôt que s’aliéner un ami politique. Du reste, il tente de faire preuve de verecundia, suivant le principe du summum ius summa iniuria, quand il examine les affaires [8] d’appropriations (brutales) d’un territoire, de corruption, de négociations avec les corporations, etc. C’est plein d’entrain [9] et de succès qu’il entame son mandat, défendant les traditions romaines avec ferveur [10]. Et même si son ambassade auprès de l’empereur au sujet de l’autel de la Victoire est infructueuse (ce qui est relaté dans la célèbre et troisième relatio), elle constitue une victoire rhétorique, qui rencontre même une sorte de succès politique initial [11], qui lui vaut sa renommée actuelle, grâce au concours d’Ambroise [12] qui admire son talent rhétorique, en bon gagnant, et qui publie son rapport assorti de sa propre réponse. Cependant, suite à ce second échec pour restaurer l’autel de la Victoire, la carrière de Symmaque se complique : il est attaqué par les chrétiens, probablement injustement [13] ; en raison de la crise de l’approvisionnement, il doit affronter l’hostilité croissante du peuple et expulser les peregrini contre l’avis d’Ambroise [14]. Quand Prétextat, son ami païen et charismatique, meurt, il est isolé et se retire.

Il ne démissionne pas pour autant de la vie politique, et continue à faire ce qu’il a toujours fait, et qui apparaît clairement dans les Epistulae : entretenir ses amitiés, construire des alliances, et protéger sa famille. Les neuf livres semblent avoir été organisés (probablement sur le modèle de Pline [15]) par Symmaque lui-même, suivant la structure des Orationes, mais publiés après la mort de celui-ci, ce qui expliquerait la défaillance de la structure interne. Symmaque conservait une copie de la plupart de ses propres lettres (contrairement à Cicéron, qui ne copiait que celle de ses correspondants) : conscient de leur valeur littéraire  [16], mais aussi des enjeux politiques. C’est un homme prudent : il prend d’ailleurs la peine de ne nommer jamais les hommes auxquels il fait allusion dans ses lettres. Il est tout de même possible de lire à travers sa correspondance son attitude politique. Après sa démission de la préfecture de la préfecture urbaine, on le voit faire profil bas, d’autant que la santé de sa femme, Rusticiana, l’oblige à quitter Rome. Il n’en garde pas moins une activité épistolaire intense (avec Nicomaque Flavien [17], par exemple), même si elle le montre vulnérable. [18] C’est l’usurpation de Maxime (384), ou plutôt sa défaite (388), qui lui porte le pire préjudice. Comme il l’avait fait pour Valentinien Ier et Gratien, il compose en l’honneur de l’usurpateur reconnu par Théodose Ier un panégyrique. Malheureusement pour lui, quand Théodose Ier défait celui-ci, il passe pour un collaborateur, malgré sa Defensio Panegyrici. Les années 388 et 389 sont donc difficiles pour lui, mais il continue à œuvrer patiemment pour la carrière de son gendre et de son fils, en entretenant ses amis à la cour, et finit par être nommé consul en 391. Malgré la mort de Nicomaque Flavien, son ami, qui se suicide en 394 après qu’Eugène [19] est défait par Théodose, Symmaque parvient à soutenir le fils de ce dernier, qui se trouve être son gendre. En bon paterfamilias, il pousse aussi la carrière de son propre fils (qui sera nommé préfet de Rome et consul à son tour après la mort de son père). Grâce à la politique de réconciliation de Théodose, et ses propres talents, il achève sa carrière glorieusement, comme princeps senatus. A priori, il meurt en 402. Sur la statue qui fut érigée par son fils, une épitaphe : « patri optimo, oratori disertissimo ».

Les chrétiens et les païens du IVe siècle sont tant opposés dans une perspective scientifique ou théologique qu’on en oublie souvent qu’ils partageaient une même condition romaine. Munie d’une heuristique moins manichéenne, Cristiana Sogno montre que les affaires ponctuelles qui voient s’affronter un « parti » païen et un « parti » chrétien à l’époque de Symmaque et Ambroise prouvent la remarquable similarité des attitudes et mentalités aristocratiques, quelle que soit la religion, dans la tradition de la vieille république ; et que leur opposition même ne peut être réductible à des convictions religieuses [20]. La reconstitution politique de la carrière de Symmaque, très proche des textes, par l’organisation même du livre (selon le genre utilisé par Symmaque) le montre comme étant d’abord un homme politique influent et carriériste, n’en déplaise aux historiens engagés [21], avant d’être un païen fanatique.

Toutefois, Cristiana Sogno semble dépassée par sa méthodologie, juste à l’excès, et manque de retenue dans sa critique de l’idée reçue d’une lutte acharnée entre Ambroise, d’une part ; et Prétextat, les Nicomaquiens et les Symmaquiens, d’autre part. Pourtant à cause même de sa méthode, qui est de suivre les textes, on voit que ces derniers entretiennent des amitiés politiques, se battent, et parfois se mettent en danger, pour défendre leurs traditions. Tous les textes de Symmaque en sont émaillés, et c’est Cristiana Sogno qui le relève : même quand ce n’est pas le sujet, même quand il écrit un rapport officiel à l’empereur, il ne cesse de faire référence à l’Antiquité. Symmaque et ses amis ont toujours cherché à défendre leurs us et coutumes païens, avec une constance remarquable. Cette constance ne semble donc pas suffire à Cristiana Sogno qui semble les considérer, à cause de leur prudence politique et de leur tolérance religieuse, comme des « païens de nom », les jugeant comme Ambroise jugerait ses ouailles [22]. Inconsciemment, elle les juge avec comme critère la religiosité chrétienne, ce que John Schneid dénoncerait avec vigueur, constatant dans Les dieux, l’État et l’individu l’altérité de la religiosité païenne.

Il y aurait fort à dire sur ce sujet, mais retenons que les murs entre les païens et les chrétiens étaient plus poreux qu’un historien dont la méthode est la comparaison pourrait le croire, empêché qu’il serait par cette myopie intellectuelle. Il s’agissait tout de même de sénateurs, que l’éducation poussait davantage aux combats rhétoriques qu’aux pugilats réels. Et la rhétorique, quand bien même elle serait sincère[23], et même si elle se christianise alors[24], présente toujours des exagérations, à l’époque de ce que certains spécialistes appellent la « Troisième Sophistique »[25]. D’ailleurs, les chrétiens et les païens cultivés évoluent dans un même milieu : Ambroise, Symmaque, Marius Victorinus, et Augustin (les deux derniers se convertiront) se croisent[26] ; des chrétiens et des païens peuvent souvent se retrouver dans des opinions communes, d’autant que les exemples qui nous sont montrés ne représentent pas forcément la masse des païens et des chrétiens[27]. Plus avant, les païens ne sont pas ostracisés de la vie politique par les empereurs chrétiens : Prétextat et Symmaque pourront tous deux avoir des postes clefs en 384, sans que cela provoque un tollé immédiat chez les chrétiens. Les causes d’estime, voire d’admiration mutuelle, existent et ne sont pas cachées dans l’une et l’autre religion, qui savent vivre en bonne intelligence. Surtout quand leur influence sur l’empereur est en jeu.

[1]. Paradoxe de l’histoire : c’est un cardinal de l’Église catholique qui a découvert les fragments des orationes dont nous disposons, dans un manuscrit, sous les actes du concile de Chalcédoine. Il n’en a moins effacés ceux-ci pour sauver les discours du Dernier Romain !
[2]. P. 25
[3].À la Cour comme au Sénat, on fait des copies de ses discours ! Cela le motivera à en publier certains.
[4]. P. 28
[5]. Les circonstances politiques (p. 40) ne jouaient autrement pas en sa faveur, malgré son âge, sa dignité et sa carrière.
[6]. Ce terme technique ne doit rien enlever au caractère littéraire et érudit de ces lettres : Symmaque fait d’ailleurs des références nombreuses à l’antiquité et à la tradition, qu’il vénère.
[7]. Cette question suscite un débat : est-ce Symmaque lui-même, ou encore son fils Memmius ? Selon l’auteur (p. 34), il est plus probable que ce soit encore quelqu’un d’autre, ce qui expliquerait que l’ordre chronologique des relationes ne soit pas le bon. Deux relationes ont toutefois trouvé une fortune différente : la troisième relatio fut conservée grâce à Ambroise (et l’affaire de l’autel de la Victoire), et la neuvième dans un florilège des Epistulae.
[8]. La variété des affaires qu’il traite est décrite de la page 37 à la page 39.
[9]. P. 44.
[10]. On le voit se battre, avec succès, pour que l’ancien et modeste vehiculum qu’il utilise en tant que préfet de Rome soit retrouvé, en place du nouveau imposé par Gratien sous la préfecture de Anicius Auchenius Bassus (382-383).
[11]. En particulier auprès de ceux qu’Ambroise appelle les chrétiens de « nom ».
[12]. Puis, de celui de Prudence.
[13]. P. 52.
[14]. D’ailleurs, il ne parler pas de l’expulsion des peregrini dans ses relationes, on en trouve la trace chez Ambroise, in De officiis III.
[15]. Le dixième livre aurait alors recueilli les Relationes.
[16]. P. 61.
[17]. Nicomaque Flavien est le père de Nicomaque Flavien, gendre de Symmaque.
[18]. Cf. sa dispute avec Bauto (pp. 65-66).
[19]. Cette fois-ci, échaudé par l’affaire de Maxime, Symmaque n’avait pas apporté un soutien public au nouvel usurpateur.
[20]. « But an attentive study of the evidence, free from the prejudice of a dichotomy between Christian and pagan senators, shows that conflict and competition among aristocrats are independant from differences of religion, and that the mentality and attitudes of the senatorial aristocracy, whether Christian or pagan, show a remarkable similarity and continuity, particularly with the old republican tradition. » (SOGNO C., Quintus aurelius Symmachus : a political biography, préface, viii.)
[21]. Qu’ils soient chrétiens ou païens : ainsi Dominique Venner le décrit « en témoin désespéré de la fin de l’ancienne romanité ». (Histoire et tradition des Européens, Éditions du Rocher, Paris, 2011, pp. 39-41)
[22]. Constatant le succès des thèses de Symmaque sur l’autel de la Victoire auprès de certains de ses fidèles, Ambroise appelle « chrétiens de nom » ceux qui se rangent à la rhétorique du sénarteur païens (17.8, Quod, si aliqui nomine christiani tale aliquid decernendum putant, mentem tuam vocabula nuda non capiant, nomina cassa non fallant.).
[23]. Il est difficile d’accorder d’ailleurs à Symmaque cette qualité dans toutes ces orationes.
[24]. Selon Laurent Pernot (La rhétorique dans l’Antiquité, Livre de poche, Paris, 2010, p. 271), la cloison entre rhétorique chrétienne et rhétorique païenne n’en est pas pour autant étanche.
[25]. Laurent Pernot cite l’expression dans l’ouvrage cité, à la page 271.
[26]. Les échanges entre ces derniers sont rapportés dans les Confessions.
[27]. Comme précisé plus haut, dans la note 22, la défense de l’autel de la Victoire eut de l’écho auprès des « chrétiens de nom ».

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