Rome, du libéralisme au socialisme
Par Philippe Fabry (éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2014)
De Polybe (comment Rome s’est-elle si vite rendue maitresse de l’univers ?) à Edward Gibbon (comment Rome a-t-elle décliné ?), l’histoire de la civilisation romaine a toujours été l’objet des interrogations, tant des historiens que des philosophes politiques. D’emblée, la chute de l’Empire Romain est une question, mais celle de sa « conquête du monde » en si peu de temps, en est une autre. Mais les deux axes historiques de Rome, l’ascension et la chute, peuvent se retrouver sur un point : celui de l’organisation politique et économique. À la fois historien, économiste, sociologue et philosophe de l’histoire des idées, Philippe Fabry offre une version approfondie et moderne de la victoire et de la défaite de Rome dans l’histoire. Il choisit d’expliquer la chose par les facteurs d’organisation sociale et économique de l’Empire. Tout comme sa référence explicite, le Montesquieu des Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, la décadence de Rome s’explique par la perte de la liberté et, corrélativement, son ascension s’explique par un système qui préservait les libertés individuelles – « Rome est née comme une puissance libérale (…) elle s’est ensuite transformée en puissance socialiste qui a fini par imploser, par s’effondrer sous son propre poids » (p. 17).
Inquiétant, et si actuel… N’est-ce pas là le destin tragique qui pèse sur les grands empires ? Le fait qu’ils dérivent peu à peu vers le socialisme, et donc vers leur propre déchéance, semble être une constante de l’histoire…
« Rome libérale » et « Rome socialiste » : anachronisme ou invariants de l’histoire ?
Philippe Fabry tente évidemment d’éviter l’anachronisme, et s’explique sur l’utilisation des termes disputés aujourd’hui de « socialisme » et de « libéralisme ». En se fondant sur les définitions de « socialisme » et de « libéralisme » données par Hayek, il montre qu’il est possible d’appliquer ces définitions larges à leurs formes d’expression dans l’histoire ; et il est évident, selon lui, que « des éléments de définition pertinents se trouvent dans les deux situations évoquées [« Rome libérale » et « Rome socialiste »] » (p. 14). Les faits romains dont nous avons connaissance peuvent se prêter à une étude d’histoire et de socio-économie comparée. Si donc le socialisme part du principe que l’organisation collective prime sur l’individu, et que le libéralisme est le primat donné à l’individu sur le collectif, charge à l’auteur d’en déceler les éléments présents dans l’épopée romaine.
Le règne du droit romain
Le règne du droit, juris, dont est issu en grande partie la structure juridique de la civilisation occidentale, provient de l’organisation de Rome, sous la République, période que Philippe Fabry décrit comme « lutte contre l’arbitraire et instauration d’un état de droit ». Ce « libéralisme romain » est en effet né de la volonté de garantir les droits du peuple face aux tyrans : « Le libéralisme romain c’est d’abord, historiquement, le souci d’éviter à tout jamais la tyrannie » (p. 19). On y trouvait les: « La citoyenneté romaine conférait à son porteur un ensemble de droits politiques, civils et militaires parmi lesquels :
- le jus connubii, droit de mariage légal
- le jus commercii, droit d’acheter et de vendre
- le jus legi actionis, droit d’intenter des actions en juste pour faire valoir son droit. »
et, relève justement Philippe Fabry, cette mesure qui garantie la libertas du peuple face aux dérives des gouvernants :
« le jus provocationis, par lequel tout citoyen pouvait faire appel au tribun pour se protéger d’une décision d’un magistrat qu’il estimait arbitraire, et auquel le magistrat plébéien pouvait s’opposer par intercessio. » (p. 24)
Bref, c’était le règne du droit, qui garantissait la libertas du peuple face aux arbitraires des magistrats. Ce droit était lié à la citoyenneté romaine, ce qui la rendait très demandée et très précieuse. Quelque chose que l’on défend, et quelque chose qui stimule. Et qui stimule, notamment, l’économie. Selon l’auteur, c’est ce règne du droit qui permit le succès des entreprises romaines. « Le droit est une technologie sociale et politique. Comme toute autre technologie, il permet des gains de productivité » (p. 29). Succès économique, donc, mais qui dut perverti de l’intérieur.
Les raisons de la chute
En suivant pas à pas les mutations socio-économiques de Rome, Philippe Fabry tente de démontrer que « la chute de l’Empire romain est la conséquence de l’impasse dans laquelle le socialisme impérial avait conduit le monde antique » (p. 127).
La principale cause de la chute de Rome c’est l’émergence progressive de ce que nous appelons aujourd’hui le « capitalisme de connivence », autrement dit, l’utilisation de la puissance publique pour enrichir une classe déterminée de gouvernants. Ce qui se décline, dans l’Empire Romain, comme une utilisation abusive de la puissance militaire :
« La puissance et l’argent de l’état sont employés pour s’emparer de terres et nourrir le marché des esclaves, lesquels sont principalement acquis, à très bas prix, par les grandes fortunes romaines. En résumé, la classe riche acquiert un capital (terres et esclaves) avec l’aide de l’État et bénéficie ensuite seule des fruits de son exploitation » (p. 45)
Les premières guerres furent menées à petite échelle, et les gains limités. Mais avec l’expansion conquérante de Rome, la transformation de la société s’est opérée. Un afflux important de terres et d’esclaves enrichit les sénateurs et les généraux romains, qui prirent une part de plus en plus importante dans la maitrise du gouvernement, y compris celui des citoyens.
Les institutions se retournèrent alors contre la libertas romaine, notamment à partir du règne d’Auguste, lorsque furent mêlés les pouvoirs du tribunat (qui protégait les droits) et ceux du consulat (pouvoir politique). Le contrôle du Sénat sur les dépenses publiques disparaît, et Auguste disposait de tous les droits sur le trésor public (p. 63).
Jusqu’au dominat, et ce que Philippe Fabry appelle la « soviétisation de l’Empire romain », ce ne fut qu’une succession de concentration de tous les pouvoirs, jusqu’à une immixtion dans toutes les sphères de l’existence des citoyens : religion, art, économie, politique. « Le résultat de cette reprise en main totalitarisante fut, un siècle et demi après, l’effondrement total du système romain » (p. 103)
La méta-histoire de cette opposition de principe
Un plus grand pas encore, qui sera franchit dans la dernière partie de l’ouvrage, c’est celui qui consiste à s’élever au point de vue méta-historique. Le parallèle était évidemment à faire avec nos sociétés contemporaines en crise, notamment au plan socio-économique, et Philippe Fabry n’a pas hésité, en posant clairement la question pertinente : « un grand pays libéral est-il mécaniquement destiné à sombrer dans le socialisme ? » (p. 137). La logique est implacable, surtout après avoir parcouru cette relecture de l’histoire romaine. S’il est vrai qu’un pays libéral est plus dynamique quz tout autre modèle, il accède rapidement à une position supérieure. Cette position dominante provoque alors sa chute : ses dirigeants ne résistant pas à la tentation de profiter de cette position pour s’enrichir, eux, et leurs amis (p. 138). La trajectoire historique des américains, note l’auteur, est extrêmement proche, sous tous les plans, de celle qui est décrite pour les romains… Philippe Fabry propose en appendice un stupéfiant parallèle entre l’histoire romaine et l’histoire américaine. L’Amérique entendra-t-elle la leçon de Rome ?
Conclusion
Libéralisme et socialisme, deux constantes historique de l’organisation des sociétés humaines, et, en deux mots, qui a provoquées deux Rome, l’une flamboyante et respectueuse des droits du peuple, l’autre « étatiste », dirigiste, conquérante à outrance et provoquant une politique en pleine connivence avec la classe dirigeante. On suit avec intérêt les méandres de l’histoire romaine, de la République au dominat, en passant par les mutations provoquées par la grande guerre civile et les invasions barbares.
On comprend, surtout, à travers cette épopée historique qui finit tragiquement, que « la seule cause déterminante, celle qui change tout, c’est la présence ou l’absence de la liberté comme fondement de l’ordre social » (p. 136). Une vraie leçon de l’histoire.
Acheter le livre
Disponible sur: les 4verites diffusion.
Partage