En 2011, sous la férule de Nicolas Sarkozy et David Cameron, l’Occident intervient en Libye et lui promet un avenir radieux. Quatre ans plus tard, le pays est éclaté ; son gouvernement est tiraillé entre deux parlements, deux gouvernements, constitués de ‘’libéraux’’ d’un côté, d’islamistes de l’autre. Trafics d’armes, de pétrole, d’êtres humains : le pays est aux mains de milices. C’est sur ce constat que Jacques Warin, ancien Ambassadeur, a introduit le colloque de la Fondation Res Publica du 26 octobre 2015 sur le thème : quel l’avenir pour la Libye ?

Le constat du désastre de l’intervention

a)      Une intervention ratée

Une fois le gouvernement de Kadhafi tombé, les principaux acteurs d’influence en Libye se disputent le pouvoir à l’est et à l’ouest du pays. D’un côté, à Tripoli, le gouvernement de Fajr Libya est issu de la mouvance anti-kadhafistes, comporte une obédience islamiste et se révèle proche des Frères Musulmans. De l’autre, à Tobrouk (Cyrénaïque), le gouvernement est formé d’ex-Kadhafistes et est dirigé par le Général Khalifa Haftar (chef d’état-major à la tête de l’Armée Nationale Libyenne). Deux modèles coexistant dans la zone, usant des mêmes leviers d’action, chacun muni d’un parlement, de deux états-majors mais disposant d’une banque centrale en commun. Des jeux d’influences des pays extérieurs s’opèrent sur chacun des partis, se fondant sur le caractère tribal du conflit . Hasni Abidi inclut une troisième dynamique, incarnée par l’initiative de paix initiée par les Nations Unies en Libye (négociations de Bernardino León)[1].

L’écueil majeur de cette intervention occidentale ? Avoir négligé les institutions nationales centralisées de violence légitime, mises en place sous Kadhafi. L’Occident aura préféré se référer aux groupes armés, payant « des salaires aux membres de ces groupes». Salaire qui échut à ses chefs, au nom de prétendues missions de pacification. « Payer des salaires aux membres de ces groupes armés […] non étatiques […] a empêché tout recensement par les nouvelles autorités de la composition des groupes armés, de leurs compétences…, interdisant de ce fait tout contrôle sur ces groupes », indique Moncef Kartas.

b)      Une intervention aux prétentions fallacieuses

Pour Pascal Boniface, c’est parce que l’opération fût « mal préparée » que l’intervention libyenne n’eut pas l’effectivité escomptée. Menée à l’aune d’une politique de communication fallacieuse, elle n’est que l’effet de présupposés inconscients d’un Occident ethnocentré. « Faire tomber Kadhafi n’est pas un concept suffisant pour justifier cette erreur », s’insurge le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Eviter un nouveau « génocide », renforcer le printemps arabe tunisien et égyptien parallèle, éliminer l’épanouissement du terrorisme en Libye, démocratiser le pays : tels étaient les objectifs de l’intervention occidentale. Echec politique total, déplore Jacques Warin. L’ancien ambassadeur rappelle que le nombre de morts à la suite de l’intervention occidentale fut plus élevé qu’avant son passage. Après la chute de Kadhafi, on dénombre près de 20 000 morts, auxquels il faut ajouter les 800 000 réfugiés à l’intérieur de la Libye. Et l’ancien diplomate de regretter l’arrêt des printemps arabes en Syrie (sic) et au Yémen… La démocratisation des institutions libyennes tient du leurre, déplore Jean-Pierre Warin. Installer un régime de transition dans l’état politique actuel de la Libye – qui ne compte ni administration, ni institutions régaliennes à proprement parler- était vain. Le Conseil National de Transition (CNT) dirigé par un ancien ministre de la justice « sans expérience ni ambition » politique – ndlr. Moustapha Abdel Jalil, ancien ministre de la justice de la Jamahiriya arabe libyenne, n’aura servi à rien, remarque Hasni Abidi (Directeur du CERMAN).

Concept éculé de la « responsabilité de protéger[2] » : en renversant Kadhafi suivant le présupposé que la population n’était pas en sécurité sous son joug, on trahissait le mandat donné par le Conseil de Sécurité, on anéantissait tout espoir de renaissance pour la sécurité de son peuple. Conduite globale qui nous a directement menée à la situation désastreuse que traverse aujourd’hui le Proche-Orient : « ceux qui versent des larmes de crocodile sur les chrétiens d’Orient après avoir soutenu la guerre d’Irak en 2003 sont en flagrante contradiction » estime Pascal Boniface. Car les Syriens sont victimes de cette politique, de l’Irak en 2003 comme de la Libye en 2011.

 

Les conséquences 

a)      Un pays éclaté

La chute du gouvernement en vigueur en Libye a entraîné une déstabilisation de ses voisins Mali, Tunisie, …, souffrent de cet état de fait. Chute des recettes du tourisme, de l’apport de la Libye au PIB tunisien… : vouloir installer la démocratie à tout prix ne peut engendrer la popularité lorsque les conséquences sont si dramatiques, indique Pascal Boniface. Car les dommages collatéraux suite à cette intervention sont nombreux : dissémination des armes aux milices[3], fracture ouverte au Proche-Orient entre les différents régimes qui se partagent le monde arabe et proche-oriental (Turquie, Syrie, Egypte, etc.), fautes diplomatiques[4]… De fait : les interventions françaises et anglaises ont outrageusement dépassé la résolution de 1973[5] par l’intermédiaire d’envois de troupes au sol, la chute et l’assassinat de Kadhafi…

b)      La montée de l’Etat Islamique

L’intervention occidentale a permis le renforcement des milices terroristes à travers le pays ; la Libye est devenue une plateforme du terrorisme, comptant de multiples groupes armés, bien davantage qu’il en existait sous Kadhafi. Jean-Yves le Drian s’en fait lui-même l’écho : le Ministre de la défense remarque en effet que Tripoli est devenu un véritable noyau du terrorisme. « On voit apparaître aujourd’hui des points de connexion, notamment à Derna, en Libye, où Daech essaie de prendre la main. Le creuset de cette connexion est en Libye. C’est là que se trouve Belmokhtar mais aussi Iyad Ag Ghali, le leader d’Ansar-Dine. Le sud de la Libye est devenu un hub terroriste », déclare le ministre[6]. Certains soulignent que l’Etat Islamique serait manipulé par des anciens de Kadhafi pour entraîner l’échec de la révolution… Pour autant, les anciens kadhafistes, dont le Conseil du Choura (Conseil consultatifs des jeunes de l’islam) ont délogé Daech de Derna et le groupe terroriste se confronte aux forces de Haftar – ndlr. qui comportent d’anciens militaires kadhafistes. En attendant, les brigades islamistes de Misrata sont les plus organisées, les mieux équipées,… « Et cela plaît en Occident où l’on apprécie qu’une force politique, quel qu’elle soit, tienne la rue », remarque Hasni Abidi. Moncef Kartas reproche également à la politique internationale de vouloir se tourner vers des acteurs traditionnels dans cette logique d’émettre des pourparlers, vision surannée qui ne peut s’effectuer avant l’établissement du prochain mandat, et qui ne peut s’exercer avec les acteurs mineurs vers lesquels elle s’est tournée. La solution du chercheur à l’Institut des hautes études internationales et du développement de Genève ? Agir en local, s’adresser aux autorités de violence légitime ville par ville, afin d’effectuer un redressement par le bas.

Quelles réponses, quelles solutions ?

Jusqu’à présent, la politique d’Haftar, dont l’Occident attendait beaucoup, s’est révélée inefficace, notamment dans la gestion économique du pays (vente des hydrocarbures, défaut de paiement, …). Cette déception, alliée aux troupes menaçantes de l’Etat Islamique, constitue un obstacle principal à l’accalmie en Libye. Hasni Abidi semble ainsi douter de la possibilité pour la Libye de sortir de la crise sans une intervention efficace de l’ONU et une application concrète des négociations. Car pour la plupart des intervenants, la solution à apporter à la Libye est l’installation d’un gouvernement d’unité nationale. « Cette phase de transition est destinée à préparer la Libye de demain et à permettre une réconciliation nationale autour d’un projet commun », indique ainsi Jean-Marie Safa, sous-directeur d’Afrique du Nord, à la direction d’Afrique du Nord et du Moyen Orient au Ministère des Affaires étrangères et du développement international. Accord qui serait souhaité par la majorité des instances nationales et s’articule autour de « tracks » de négociation qu’il tient pour légitime[7]. A termes, prendre des sanctions, à l’échelle onusienne ou européenne, contre les opposants à ce processus politique lui apparaît comme une réponse « démocratique » adéquate.

 

 

[1] La négociation initiée en septembre 2014 par Bernardino León est une émanation internationale visant à installer un pouvoir centralisé en Libye. A l’issue des négociations, des conférences internationales ont été menées pour donner la parole à tous les acteurs d’influence du terrain. Jean-Marie SAFA, sous-directeur d’Afrique du Nord, à la direction d’Afrique du Nord et du Moyen Orient au Ministère des Affaires étrangères et du développement international indique que cet accord reflèterait une majorité et souhaitant faire entendre « la voix des modérés en Libye » estime une signature rapide de l’accord nécessaire. En 2014, le représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies (Bernardino León) a entamé les négociations, procédant à des rencontres entre les différentes forces en vigueur (Congrès de Tripoli, Chambre à Tobrouk), des indépendants et représentants de Misrata (en actuelle alliance avec Tripoli).

[2] Concept né en 2005 dans le discours de Kofi Annan (Secrétaire de général de l’ONU), qui s’assimile de plus en plus, à l’aune des dernières interventions occidentales, à la volonté de changer de régime (Pascal Boniface).

[3] Leur permettant de se constituer un arsenal militaire important (15 000 missiles sol-air) qu’on retrouve aujourd’hui partout en Afrique (Tchad, Nigeria, Somalie). Les Israéliens assurent qu’on en retrouve dans la bande de Gaza – « mais faut-il les croire ? », souligne l’ancien ambassadeur.

[4] Warin rappelle que les Etats-Unis avaient proposé à Kadhafi sa réinsertion dans la communauté internationale en échange de la dénucléarisation de son pays. Etant donné la façon dont « l’accord » a abouti, il faut s’inquiéter que d’autres accords du même type soient menés par les Etats-Unis auprès de pays comme la Corée du Nord, considère l’intervenant.

[5] La résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU, qui poursuit une résolution des années 1970 et qui a été votée en mai 2011, permet aux pays qui le souhaitent de proposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye. La protection de la population civile est la perspective plaidée par les intervenants, qui peuvent « prendre toutes les mesures nécessaires » pour protéger la société civile.

[6] Le 28 décembre 2014

[7] Les instances internationales travaillent à l’établissement de l’accord, par l’intermédiaire de plans visant à la sécurisation (Rome, réunion du 15 octobre 2015), de l’assistance internationale (Londres, 19 octobre 2015) à la Libye. Pour exemple : au Maroc (Skihrat) : négociations entre parlementaires des deux camps, les indépendants,… ; en Algérie (dialogue avec les différents partis politiques libyens) ; en Egypte (dialogue entre représentants de tribus) ; à Bruxelles : dialogue entre les collectivités locales élues en 2014 en Libye.

 

Source : Quel avenir pour la Libye ? Fondation Res Publica, n°94, octobre 2015.

aloysia biessy