Ancien directeur de la Caisse d’Epargne et de la Banque Populaire, Bruno Mettling a également travaillé comme Directeur adjoint des ressources humaines de l’entreprise Orange, dont il a contribué à amorcer la transition vers le domaine digital. Auteur d’un rapport sur le thème de la Transformation numérique et vie au travail (septembre 2015) commandé par le Ministère du Travail, il revient sur ses préconisations concernant l’approche numérique du secteur du travail.

Introduction. Etat du corps social en France

Le corps social en France va connaître des mutations engendrées par l’amorcement vers le secteur numérique. Soulignant que, tant dans les grandes entreprises que dans les institutions de taille moyenne, l’état d’esprit des salariés tend à changer, Mettling s’avère optimiste quant à l’adaptation des équipes professionnelles et des organisations syndicales dans le domaine de la transformation numérique. Estimant que, quelle que soit la taille de l’entreprise, celle-ci doit s’opérer dans un cadre clair, l’ancien Directeur de banque indique qu’il est nécessaire de mettre en œuvre un plan stratégique permettant d’encadrer cette mutation. Facteur à prendre en compte, la « logique revendicative des salariés », tend à se concentrer autour de l’environnement et le poste de travail. C’est autour de ces trois volets que le Directeur souhaite aborder la transformation du numérique. En somme, l’adaptation au numérique est agréé par le corps social, tant que son encadrement s’opère de façon stricte, soucieux de l’environnement de travail de ses salariés.

A l’heure actuelle, l’écueil français consiste surtout à s’alarmer de la situation de l’emploi, alors qu’il serait nécessaire de faire ressurgir dans le débat public le thème du travail. Un débat qui pour l’instant, n’a pas été opéré – exception faite du rapport de M. Mettling auprès de François Rebsamen, du « point de vue de l’organisation du travail, des conditions de travail et du management au quotidien », établit le rapporteur. S’appuyant sur la confrontation des points de vue des acteurs sociaux (syndicats, salariés), d’experts du numérique ou des figures du patronat (MEDEF), c’est bien à l’aune de cette perspective que la question du numérique doit s’ouvrir au débat public. Se souhaitant équilibrée, la synthèse de Bruno Mettling ne veut porter aucune posture idéologique, qu’elle soit conservatrice ou au contraire mue par une vision « progressiste » qui tendrait au rejet de la vision du travail d’antan.

 

  1. Les effets de la transformation numérique sur le travail

La transformation vers le numérique pourrait en premier lieu permettre de repenser le fonctionnement des entreprises françaises. L’écueil de la constitution actuelle de l’entreprise serait selon Bruno Mettling le modèle « hiérarchique, cloisonné, taylorien » sur lequel la plupart d’entre elles reposent. Des plaintes des syndicats quant à l’affaiblissement de la conception collective du travail aux déplorations des jeunes sur la perte d’efficacité que le modèle suscite jusqu’aux récriminations contre les dispositifs de surveillance sous-jacents qu’il implique : nombreuses sont les conséquences dommageables attenantes au « vieux modèle », qu’une aspiration au numérique viendrait à pallier, si l’on en croit le rapporteur. Pour autant, une transmutation trop rapide comporterait des risques ; c’est donc abordé suivant la dialectique risques / opportunités ; droits / devoirs, que le rapport déposé auprès du Ministère du Travail souhaitait aborder cette question.

Rapidité de mise en œuvre et capacité à affecter tous les domaines du travail constituent les deux caractéristiques de la transformation numérique. Modifiant les modèles des entreprises ainsi que leurs processus de fonctionnement, la vitesse de diffusion engendrée par la transformation vers le numérique reste difficile à appréhender en France où l’approche des ce types de mutations est essentiellement linéaire et non exponentielle. De plus, engager une mutation sans que la cible en soit définie constitue une difficulté pour l’entreprenariat français, qui opte le plus souvent pour une approche rationnelle des mutations. Une telle approche permet de comprendre les déséquilibres considérables qu’a engendré le passage au numérique dans certains domaines ; « elle est extrêmement rapide dans ses effets et aucun secteur ne peut se croire à l’abri, même si tous ne sont pas touchés à la même vitesse », souligne ainsi Bruno Mettling.

Dans le travail quotidien, les impacts de ce changement sont à la fois directs, immédiats, et plus profonds. Avec 2 millions de salariés travaillant à distance, l’explosion du télétravail en constitue une première conséquence. La flexibilité et le gain de temps que ce mode de travail suppose laisse également envisager des craintes quant aux risques qu’il suscite sur les vies professionnelles et privées des salariés. Mais la transformation s’avère également plus profonde, touchant aux « cycles de l’innovation, à la propriété intellectuelle ». Mettling indique à cet égard que l’impact concret du numérique sur le travail est révélateur à l’aune de ses effets sur les ressources humaines ; « l’enjeu n’est plus de gérer 160 000 personnes sur 160 000 postes de travail mais de gérer le portefeuille de compétences associés à ces 160 000 collaborateurs, que vous pourrez organiser autour de structures, de projets de cycles, etc », souligne le rapporteur. Soulignant que d’ici 2020, « la génération qui est née et a grandi avec les outils numériques sera équivalente à la génération qui est née avant cette transformation » au sein des entreprises, constituant 75% de son personnel, le rapporteur alerte sur les possibles confrontations que risque de rencontrer le cadre entrepreneurial. Face aux tensions éventuelles, il estime qu’il est du ressort de l’entreprise d’organiser une transition délicate permettant d’opérer la transformation numérique tout en évitant la confrontation entre l’ancien mode de travail et celui, nouveau, apporté par les jeunes adeptes du numérique.

  1. Quelques propositions pour gérer la transition
  • L’éducation du numérique

A l’issue du rapport déposé auprès des instances ministérielles, Bruno Metlling a proposé 36 recommandations visant à aménager la transition vers le numérique. Soulignant qu’un tiers d’entre elles sont destinées à proposer une éducation au support numérique, le rapporteur explique qu’il convient de faire un effort pédagogique en ce domaine afin d’éviter les fractures dans l’entreprise. Une démarche didactique, qui ne doit cependant pas s’adresser aux seules forces de vente de l’entreprise (les collaborateurs tournés vers la relation client), au risque de générer de nouvelles fractures.

Indiquant que les enjeux de cette transformation doivent être pensés pour les PME comme les grandes entreprises, Mettling s’inquiète du basculement numérique des premières, qui disposent de moyens plus limitées que les grandes entreprises pour amorcer leur transition. « Il est important que nous intervenions pour gérer cette transformation de manière différenciée selon le niveau des entreprises », indique à cet égard l’ancien Directeur.

D’autre part, le rapporteur alerte sur l’absence de la présence des big data au sein des grandes entreprises. Prenant l’exemple des data-scientists, il souligne l’importance de mettre en œuvre de tels dispositifs pour créer des partenariats entre les garants de ces compétences et les institutions académiques, afin de former les étudiants à ces plateformes qu’ils pourront utiliser dans leur futur emploi.

Enfin, l’éducation dans le domaine du numérique doit s’opérer en priorité aux managers, la fonction managériale étant celle sur laquelle se reposent de nombreux réseaux transversaux.

  • Réglementation sociale et transformation numérique

La transformation numérique doit aussi être évaluée à l’aune de la réglementation sociale, du droit du travail. Pour Bruno Mettling, la conjonction peut s’avérer équilibrée : prenant l’exemple du forfait jour, le rapporteur explique que cette mesure est mesurée en ce qu’elle permet de « renoncer à un décompte précis du temps de travail en obtenant en contrepartie des jours de récupération, des RTT ». Avec une vision du travail désormais fondée sur une obligation de résultats et non plus sur des contingences horaires, le numérique constituerait en ce sens « un outil parfaitement adapté avec le forfait jour ». Malgré cette coexistence qu’il juge effective, Bruno Mettling déplore que la Cour de Cassation ait annulé huit des dix conventions de forfait-jour dont elle avait été saisie. Il salue cependant la loi El-Khomri, qui proposera selon lui une clarification de cet usage.

Concernant les contrats de travail, Bruno Mettling estime qu’il convient de trouver un nouveau mode de contrat pour réussir la transformation numérique. Favorable aux contrats de projets d’une durée de 4 à 5 ans, il estime que la transformation numérique ne pourra s’opérer à l’aune des contrats de travail tels qu’ils sont actuellement établis.

L’adaptation de la réglementation sociale à l’ère du numérique doit également constituer un enjeu majeur, notamment à l’heure du travail à distance. Car si le télétravailleur a droit à « toutes les obligations d’un salarié en situation traditionnelles », il est également contraint de répondre aux obligations supplémentaires liées à son mode de télétravail. Le rapporteur souligne en ce sens la difficulté de trouver un équilibre entre vie professionnelle et personnelle dans ce cadre ; il lui semble ainsi primordial de faire valoir le droit à la déconnexion, dont on doit maîtriser le cadre avant que celui-ci soit régenté par des réglementations absconses.

Enfin, Bruno Mettling souligne l’importance de se tourner vers le domaine des travailleurs indépendants. Indiquant qu’il est inacceptable que les VTC, par exemple, profitent des plateformes numériques pour faire des heures supplémentaires non réglementées, il émet le souhait de voir régenter ces modes de travail de façon légale.

Conclusion

Tant pour la représentation syndicale que pour l’emploi salarié ou indépendant, il est pour Bruno Mettling essentiel de contribuer à la transformation numérique de manière encadrée. Une telle démarche ne pourra s’opérer qu’à l’aune de nouvelles formes de travail, modernisant les critères qui définissaient l’emploi du salarié ou de l’indépendant. Définir les conditions de contribution de ces nouvelles formes de travail sera essentiel en ce sens. Pour le rapporteur, si la question du numérique est bien entrée dans le débat, elle n’est pas encore abordée de façon intelligible. Inéluctable, cette problématique doit être traitée : car selon Bruno Mettling, « si on ne réussit pas cette transformation rapidement, alors le choc sur le modèle économique et le bilan emplois risque d’être très sombre ».

Nota bene. Cette note fait la synthèse de l’ouvrage de Bruno METTLING, L’avenir du travail à l’âge du numérique, Institut Diderot, Automne 2016.

aloysia biessy