Jean-Pierre Chevènement : le défi de l’islam
En 1999, Jean-Pierre Chevènement avait été chargé de mener une consultation pour organiser l’islam de France, fort de sa qualité de Ministre de l’Intérieur chargé des cultes. En 2003, naissait le Conseil français du Culte Musulman. L’année suivante, les nombreuses « atteintes à la laïcité » signalées par le rapport de l’inspecteur général de l’Education nationale, Jean-Pierre Obin, ignoré par le gouvernement d’alors, soulevaient les premiers défauts d’un islam de France dont les dérives, loin d’être isolées, allaient se voir confirmées par le rapport du Haut Conseil à l’Intégration six ans plus tard. « Le communautarisme dans les écoles renforçait ce mouvement ; en prendre acte, c’était aussitôt se trouver rangé dans la case islamophobe voire Front National », note Dominique Lecourt, président de l’institut Diderot. Dénonçant les attitudes timorées des autorités publiques, soumises au « mot d’ordre quasi officiel « ni amalgame, ni stigmatisation », Dominique Lecourt indique que l’absence de confrontation à la réalité, tout comme l’électoralisme, a laissé prospérer un « islam dévoyé ». Selon lui, seule une organisation en matière de Concile à l’échelle mondiale entre représentant chiites et sunnites pourrait « nous sauver de la violence ».
Soucieux, dans la mouvance de Jacques Berque, de mener une « réforme et une modernisation de l’islam » telle qu’elle fut initiée au XIXe siècle, Jean-Pierre Chevènement souhaite traiter les réponses qui doivent animer l’islam « face au défi posé par la modernité occidentale ». Il revient ainsi sur les enjeux de la Fondation dont il a pris la tête et les questions (formation des imams, laïcité, lutte contre le terrorisme et le salafisme) qu’elle soulève.
- Islam et « modernité occidentale » : quelles réponses ?
Retour aux sources
Face au défi technologique, militaire et politique de l’Occident, la réponse du monde musulman a été « laïcisante », avec la montée le Kémalisme en Turquie (1924) et les nationalismes arabes (Nasser, Bourguiba, le nationalisme Baas). Elle a aussi été intellectuelle, avec la promotion « d’une interprétation littéraliste des textes sacrés ». Modernes, ces réponses impliquent également un retour à l’origine des textes et ont donné encouragé la croissance de deux mouvements fondamentalistes : les Frères Musulmans[1] et le salafisme. Pour Jean-Pierre Chevènement, le salafisme a prospéré sur le terreau du wahhabisme, qui a pu se développer à l’issue de la montée en puissance des pays détenteurs de pétrole, à l’image de l’Arabie Saoudite et des monarchies du Golfe soutenues par les Etats-Unis. Ces puissances ont en effet pu financer largement la construction de mosquées, la formation des imams, de madrasas… Jean-Pierre Chevènement confie ainsi que de nombreux islamistes lui ont indiqué que leur orientation vers cet islam rigoriste était surtout due au fait qu’ils ne voyaient un avenir qu’en ces formes-là.
La montée du fondamentalisme
Tout le monde musulman est affecté par la montée du fondamentalisme. L’essor du salafisme, que Jean-Pierre Chevènement tient pour le « terreau du terrorisme djihadiste » constitue un véritable défi pour nos sociétés. Celui-ci s’expliquerait par les chocs pétroliers de 1973 et 1979, qui auraient permis une instrumentalisation du religieux par la détention du pétrole, et les interventions occidentales qui ont déstabilisé le Proche-Orient. « Force est de reconnaître que les deux guerres du Golfe ayant abouti à la destruction de l’Irak ont ouvert la porte à Daech », souligne Chevènement. Une guerre qui aura démoli la mosaïque religieuse d’un Irak fragile. En un sens, il concède raison à Huntington, lorsque celui-ci soulignait que la première guerre du Golfe avait été la première guerre civilisationnelle « au sens où l’opinion publique arabe y a vu une attaque par les Etats-Unis d’un pays arabe ». Le ressentiment anti-occidental qui en découle est jugé normal par le rapporteur, qui le soupçonne pourtant d’avoir des racines plus anciennes. Le développement des attentats djihadistes a été permis par les condamnations dont les « mécréants » ont été l’objet d’abord dans les pays musulmans, puis aux Etats-Unis et enfin en Europe. De plus en plus, ce sont pourtant les pays européens qui sont visés , puisque certains théoriciens estiment qu’il est possible de faire retentir l’islam en des pays où vivent des minorités musulmanes « avec pour point névralgique les banlieues que touche le salafisme »[2]. Fragilité de sa situation sociale (chômage), de son intégration branlante (modèle « républicain » à la française, modèle « multiculturel » à l’anglo-saxonne), l’Europe est d’apparence fragile.
Le terreau de l’Etat Islamique
Pour Chevènement, il ne saurait y avoir de réponse radicale à ce phénomène ; il considère ainsi les dispositions de Donald Trump à l’égard des pays musulmans comme contre-productives, encourageant le passage à l’acte final des islamistes. Face aux groupes djihadistes, Chevènement souligne qu’il convient de nous « forcer à réfléchir aux chemins, par exemple sur le plan moral ou spirituel, que nous pouvons proposer à cette partie de la jeunesse hors-sol, déboussolée, qui cède à la tentation du terrorisme djihadiste dont le salafisme est le terreau ». Deux thèses existent quant à la radicalité progressive de l’islam : celle d’Olivier Roy (une fraction de la jeunesse se radicalise violemment) et celle de Gilles Kepel (depuis quatre décennies s’exerce une radicalisation de l’islam)[3]. La thèse de Kepel voit en l’attentat des World Trade Center l’aboutissement de cette radicalisation, assurant le passage du djihad afghan au djihad planétaire. Après les interventions occidentales qui en découlèrent, le terreau de Daech était tout prêt formé : à l’ouest irakien, les chiites opposés aux Américains et les sunnites, inscrits promptement au cœur des réseaux d’Al-Qaïda, allait préparer l’avènement de l’Etat Islamique. Pour Chevènement, les deux visions sont complémentaires. C’est la raison pour laquelle il convient d’étudier les différentes étapes de la stratégie djihadiste.
Source. Le défi de l’islam de France, Jean-Pierre Chevènement, carnet des dialogues du matin, été 2017, Institut Diderot.
[1] Les Frères Musulmans sont nés en 1928, à l’initiative d’Hassan el-Banna, après l’abolition du califat ottoman par Atatürk. L’un de ses principaux théologiens, Saayed-Qutb, fut exécuté par Nasser en 1966. L’influence des Frères Musulmans s’est observée dès les années 70, avec une influence directe exercée sur Khomeini (Iran) et Maududi (Pakistan).
[2] Les théoriciens du djihadisme, tel que al-Souri, en 2006.
[3] Essor du fondamentalisme religieux pendant la guerre froide en Egypte, Palestine e en Afghanistan, qui a permis l’essor des courants de moudjahidin.et l’assise des wahhabites.