Recension: Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite
Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, 80 p., 7,50 €
C’est un ouvrage très réduit qui a été mis entre nos mains, que nous le considérions en épaisseur (quatre-vingts pages, parmi lesquelles nous retrouvons les inévitables pages blanches aérant la mise en page de tout livre, mais aussi sept pages proposant des photographies tout à fait anodines et sans aucun rapport avec le sujet traité), en format (16,8 x 11,6 cm) ou en intérêt. Apparemment un temps « numéro 1 des ventes universitaires sur Amazon », cet opuscule aurait dû porter le titre de Vers l’extrême extension des domaines lucratifs, tant son opportunité commerciale (liée aux actualités électorale et politique) est remarquable, et les réseaux de son auteur – Luc Boltanski, ou Luc Boltentouche – sont sans doute très étendus, grâce à la position qu’il tient à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Curieusement, en dépit de sa maigreur, cet « essai » (selon l’acception utilisée par les media qui présentent ou font de la publicité en faveur de cette chose) a été écrit à quatre mains (entendons : deux plumes) ! Il serait en effet injuste de voler à M. Arnaud Esquerre l’honneur d’avoir participé à la production de cette grandiose aventure, digne des plus hauts faits de la chevalerie ancienne.
Passons un peu sur ces considérations aussi peu charitables que cordiales. Excusez-nous d’avance de ne pouvoir mentir ou faire semblant de ne pas avoir eu à lire autre chose qu’un pur produit commercial, qui n’a peut-être pas été écrit, d’ailleurs, par ses signataires – enfin, nous l’espérons, pour eux. Les pages garnies de textes – car nous en trouvons malgré tout quelques-unes – se distinguent par leur inanité, par un incroyable vide. Il y avait parler pour ne rien dire ; il y a écrire pour se faire de l’argent.
« Nous sommes entrés, depuis quelques mois, dans une situation politique exceptionnelle » (p. 11). À défaut d’une situation littéraire exceptionnelle, les auteurs de Vers l’extrême (dont le dépôt légal a été effectué en mai 2014 auprès de la Bibliothèque Nationale de France) partent d’un constat juste : des événements politiques hors-norme s’enchaînent depuis quelque temps. D’une manière générale, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont peur des résultats électoraux du Front national (gratifié de 25 % des suffrages exprimés lors des récentes élections européennes) ainsi que de la « droitisation » des politiciens français (il s’agit bien là du fond de leur sujet, de cette « extrême extension des domaines de la droite »), que ces derniers appartiennent à l’UMP ou au PS d’ailleurs… Du temps des scolastiques, les penseurs annonçaient toujours, en préambule d’une œuvre ou d’un discours oratoire, leur couleur : ils nous disaient d’où ils parlaient. Point de cela dans Vers l’extrême, où une sincère sympathie pour l’extrême gauche la plus caviarde se démasque dans les dernières pages, en conclusion.
Toutefois, il serait aussi faux qu’injuste d’affirmer sans retenue qu’il n’y a absolument rien d’intéressant dans cet opuscule. Cela serait inhumain. Il y a bien quelques passages, quelques paragraphes, quelques éléments, qui surnagent dans ce flot intrépide de vacuités intellectuelles.
L’introduction plante le décor politique contemporain : « Dans la situation politique qui est la nôtre aujourd’hui, l’initiative appartient entièrement à une droite fascinée ou médusée par ses extrêmes » (p. 13). Les anciens modèles de communication politique, qui perdurent encore de nos jours, sont succinctement et pertinemment définis, tel celui consistant « à se conformer à l’ancien modèle du »porte-parole », c’est-à-dire à confirmer des attentes préexistantes en rejouant le rôle que l’on attend d’eux dans une pièce dont chacun connaît à peu près l’intrigue » (p. 13).
Par définition, si la situation politique actuelle est exceptionnelle, c’est qu’elle diffère d’une autre situation politique, la précédant, jugée « normale ». C’est celle-ci : « Elle opposait à une droite, surtout libérale sur le plan économique, une gauche convertie à la social-démocratie laissant à l’extrême gauche la critique du néolibéralisme, autour de laquelle cette dernière a cherché à se reconstituer une identité. La présence d’une extrême droite puissante ne gênait en rien le déroulement de ce »drame bourgeois », prenant souvent la forme d’une bataille d’experts » (p. 14). C’est à donc à partir de là que des déplacements divers s’opérèrent. Oui, mais lesquels ? « Un premier déplacement a été l’emprunt fait à la gauche d’un discours radicalement critique du néolibéralisme au nom de la défense du peuple et en invoquant l’Etat » (p. 16).
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont la fâcheuse tendance de se noyer dans la vieille dialectique politique droite-gauche sans jamais prendre de distance avec elle (puisqu’ils soutiennent que le « ni droite-ni gauche » ne peut être qu’une chimère, simplement parce que le Front national s’en réclame, sans penser un instant qu’il existe d’autres formations politiques, et notamment les mouvements royalistes et légitimistes). De la même, ils font un usage pléthorique de néologismes, d’acceptions de novlangue et de notions philosophiques ou politiques jamais définies : c’est là que la bât blesse. Des exemples ? L’usage du mot « peuple » : les auteurs critiquent le Front national qui utilise ce mot, sans pour autant en donner de définition. De même avec le mot « bobo » dont ils feraient presque un « point Godwin » sans aller plus avant dans le concept – ce qui est curieux pour des sociologues… Et ne parlons même pas de la notion d’ « extrême droite » qui, ici comme en beaucoup d’autres endroits, souffre d’un très cruel flou. Ce serait pourtant la base d’un véritable essai : qu’est l’extrême droite ? En quoi le Front national est-il d’extrême droite ? (Surtout que Luc Boltanski se plaît à rappeler qu’il ne fait que des emprunts à la gauche, à l’extrême gauche, à l’antilibéralisme, au jacobinisme, au laïcisme…). L’un des principaux paradoxes des auteurs est de reprocher à cette « extrême droite » si floue d’utiliser des termes vagues et indéfinis (« bobo », « pensée unique », « peuple », « morale », « valeurs », « identité », « sécurité », etc.) alors qu’eux-mêmes ne font pas autre chose… Ne parlons pas des vieilles rengaines, largement dépassées, sans cesse ressassées : le Front national, c’est la même chose que le révisionnisme (voire le négationnisme !) des chambres à gaz (p. 22). Avec, au passage, quelques réductions historiques à propos d’une Action française qui semble totalement échapper à l’intellect de Boltanski et d’Esquerre. De même pour la pensée de Carl Schmitt (p. 31-32). Et puis, l’intégrisme religieux, c’est mal. Enfin, n’oublions pas la « xénophobie » (p. 38) de tous ces vilains.
Face à toutes ces horreurs, nos bonnes âmes ne manquent pas de commettre des tautologies républicaines d’une perfection inouïe : « Quoiqu’il [sic] en soit, et bien que des experts [sic, nous sommes sommés de croire sur parole les auteurs] le plus strictement positivistes [sic, en voilà une qualité !] aient pu montrer, chiffres à l’appui [sic, il serait trop demander que d’exiger des références…], que la proportion des étrangers au sein de la population nationale n’avait pratiquement pas augmenté au cours des trente dernières années, ces inqualifiables sont supposés envahir la France » (p. 39). Notez bien le terme « étrangers ». Car, trois lignes plus haut, les auteurs critiquent le Front national qui taxe d’ « immigrés » y compris les naturalisés (« étrangers ? Mais la plupart d’entre eux sont citoyens français », p. 39) qui, de facto, sont officiellement de nationalité française et ne font plus partie de « la proportion des étrangers » dont il est question dans l’inénarrable phrase que nous avons citée… Le danger des œuvres écrites à la va-vite à quatre mains (ou plus ?). Et les mahométans et Roms du jour sont les Juifs et enjuivés des années 1930… Toujours ce génie pour déplacer les problèmes et les discussions afin de mieux les éviter !
Enfin, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre exposent leurs doutes quant à l’attitude de « l’extrême droite » face à l’Union européenne et y voient une grande part d’opportunité : « La mise en cause de l’Europe, dans sa configuration actuelle, et des institutions européennes, est ainsi devenue l’un des fers de lance de l’extrême droite, et peut satisfaire des attentes très différentes » (p. 55).
Pour conclure, un livre qui éclaire et met en évidence les grands traits de pensée – ou de non-pensée – partagés par une « élite intellectuelle » auto-proclamée ayant l’habitude, depuis au moins un siècle, d’être en retard sur tout, et d’abord sur le présent. C’est en cela un opus strictement commercial qui peut, sous un certain angle de vue, au troisième ou quatrième degré, intégrer une poilante dimension ironique et humoristique (seul cet état d’esprit pourra vous épargner des endormissements chroniques)… aux dépens, bien sûr, de l’éditeur et des auteurs qui prennent par là des airs de Bouvard et Pécuchet. Un Flaubert les mettra-t-il en scène, avec talent ? Ce serait leur faire trop d’honneur, et leur conférer une postérité imméritée…
Partager